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petite  ANTHOLOGIE  de  poésie  et  de  musique  de  chambre

de Jean ANOUILH

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La chèvre folle


La chèvre, un matin, eut envie de vivre –
Comme on dit – dangereusement.
Elle avait trop lu la vie dans les livres...
C’était un matin de bonheur pourtant,
L’herbe tendre au soleil et la chaîne légère.
Mais rien ne vous retient quand cette envie vous prend
Trompant la petite bergère
Qui tricotait pour son trousseau,
Laissant ses sœurs et son chevreau
Elle partit pour la colline,
Seule, à la recherche du loup.

Monsieur Seguin, on l’imagine,
Ne l’avait pas rouée de coups
Son étable était propre et la main sans rudesse
Qui venait la traire le soir...
Mais quand cette envie-là vous presse
On a beau entendre et savoir
Que le bonheur est là, bien au chaud dans la paille,
Chèvre ou femme, il faut qu’on s’en aille.
Elle marcha toute la nuit.
Le loup la suivait à la trace,
Tout étonné de cette audace,
Se demandant si l’on se moquait pas de lui.
C’était un loup très vieux qui en avait tant vu,
Qu’il était rare qu’on le prît au dépourvu.
Cette chèvre lâchée, seule, dans la rocaille,
Sur son terrain de chasse où nul ne se risquait,
Ne lui disait rien qui vaille.
Il pensait que, s’il la croquait,
Il tombait dans les batteries
Du vieux Marquis de Perpessac,
Lieutenant de louveterie,
Lequel avait plus d’un tour dans son sac.
Mais son ennemi avait de la tête.
Notre loup pensa : « Pas si bête,
Je vous ai percé, Monsieur le Marquis !
Et cette chèvre en plein maquis
C’est une ruse trop grossière.
Je dois assurer mes arrières.
Bien le bonjour chez vous, mais pas un coup de dent ! »
Il fit un demi-tour prudent
Et il regagna sa tanière.

Ayant erré un jour et une nuit
Entière,
Sans rencontrer son ennemi,
La chèvre, avec au cœur son courage inutile,
Résignée à la vie tranquille,
Sentit qu’il fallait faire un geste, au moins.
Ah ! comme les chèvres sont femmes...
L’ayant trouvé sur son chemin
Qui la cherchait la mort dans l’âme –
Elle encorna Monsieur Seguin.


© Les Editions de la Table Ronde, 1962.


par Martine MARCHAND :
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