en   MOT  dièse
petite  ANTHOLOGIE  de  poésie  et  de  musique  de  chambre

de Christian GROS

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J'ai faim !


- « J’ai faim » !…
- ……
- « Maman !… J’ai faim » !
- ……
- « J’AI FAIM » !!
- « Mange ton poing !… Et garde l’autre pour demain » !
- …… ??
- ……
- … ? « Qu’est-ce que tu dis, maman » ?
- « J’ai dit mange ton poing et garde l’autre pour demain. Je n’ai pas quatre bras. Je ne peux pas préparer ton repas plus vite. »
-  ?…

L’enfant mange son poing… Ce n’est pas mauvais… Ça craque un peu sous la dent, bien sûr, à cause des os, mais c’est bon… Comme il a vraiment faim, il en mange un peu plus, vers le coude, sans y arriver complètement. C’est trop haut… Alors, oubliant les conseils de sa mère, il mange son autre main… Celle-ci lui semble, à la mastication, un peu plus ferme que la première, sans doute parce que c’est elle qui allonge quotidiennement des taloches à son morveux de frère, et qu’elle s’en trouve plus musclée… Tiens ! Justement… Voilà son frangin qui rapplique… Il le regarde, et lui demande :
- « Que veux-tu, morveux » ?

Le morveux en question n’est pas totalement stupide. Il voit que son aîné n’a plus de mains, et qu’il ne peut plus se défendre…. Profitant de la situation, il attire le chat de la maison à coups de minou-minou, le saisit vivement au collet, et se met à frapper son frère à grands moulinets d’animal. La bête hurlante et griffante lacère tout sur son passage. La pièce entière se remplit de cris, de pleurs, de feulements et de vaisselle cassée… Et soudain, la mère arrive, en courant, le fusil à la main. - « Qui a commencé » !!? Crie t-elle, tout en glissant deux cartouches de chevrotine dans le canon scié, et en armant l’engin de mort. - « C’est lui » !! Disent en même temps les deux frères, en se désignant mutuellement, l’un à coup de moignon sanglant vengeur, l’autre à coup de chat pantelant accusateur.

La mère tire à bout portant sur ses deux mioches. Deux colombes sortent du canon, se posent sur la tête des enfants, et se mettent à roucouler l’hymne des Anges. Les mômes s’envolent en se tenant par la main et en se faisant des bisous. La pièce résonne au son d’un orgue vibrant d’un chant céleste. Les deux petits chérubins continuent leur ascension, tout en se délestant d’un chapelet de rires… Et la mère reste seule, avec son repas inachevé, et son chat demi détruit.
- « C’est pas ma journée » ! Dit-elle au grand miroir de la salle à manger, qui s’en fout, et continue de réfléchir, seul.

Elle regarde par la fenêtre, et lève les yeux. Là-haut, ses enfants sont assis sagement sur un nuage, et attendent le car de ramassage. D’autres angelots les rejoignent bientôt, remplissant l’espace du froissement de leurs ailes. L’autocar arrive. On lit distinctement sur les flancs de sa carrosserie une phrase de Confucius, peinte par les gamins :
- On a deux vies, et la deuxième commence le jour où l’on se rend compte qu’on en a qu’une.

Tout le monde s’embarque. Le car se dilue dans le bleu de l’espace. Un coup de vent parfumé efface le nuage. Le ciel laisse retomber son silence sur la ville. Et la banalité d’un fait divers rend invisible la détresse d’une mère.



© Christian Gros
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par Ray de DISE, à la Cave à Poèmes :
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