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petite  ANTHOLOGIE  de  poésie  et  de  musique  de  chambre

de Chistian GROS

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Le Paquebot



Le paquebot filait dans la nuit, effrangé
De brouillard, découpant la vague impressionnante ;
Tous les chevaux de mer, devant lui, se rangeaient,
En se cabrant sous un flot d'écume éclatante...
Tandis que je dînais dans la salle à manger
Je fis une trouvaille - on peut dire - étonnante :

J'aperçus dans ma poche, un pied... sans sa chaussure...
Et tout au fond de mon chapeau, une main... sale...
Ces morceaux d'être humain étaient, je vous l'assure,
Aussi réels qu'un Minautore en son dédale.
Un pied !?... et une main !?... J'en fus surpris bien sûr,
Puisque notre bateau n'avait pas fait escale !

Ainsi, c'est bien à bord que l'un des passagers
M'avait joué ce tour, assez désagréable :
Car le pied... Passe encore... Il sert à voyager...
Mais cette affreuse main, quand nous étions à table !!
Et, beaucoup plus troublant, le pied semblait âgé,
La main, elle, agrippant un tout petit vartable.

Je l'ai prise, et je l'ai lavé dans mon potage...
Puis j'ai nourri le pied d'un petit escarpin ;
D'une semelle en cuir ; d'un lacet, de passage ;
D'un escalier branlant fait de bois de sapin...
Lorsque l'on a servi le plat de coquillages
Le pied s'en est allé, car il n'avait plus faim...

J'observais, fasciné, la main, dans mon potage :
Elle allait et venait, en agitant ses doigts
Mais, tellement, qu'à la fin elle était en nage,
Epoumonée, et tous ses ongles de guingois...
Moi-même, effrayé de ce grand remue-ménage,
Je l'ai prié de regagner son rince-doigt...

Je me faisais petit, au milieu des convives :
Leurs couteaux affûtés avaient un air haineux ;
Leurs fourchettes montraient les dents, sur le qui-vive ;
Et la nappe, à mon cou, aurait bien fait un nœud ;
Le sommelier se tenait sur la défensive,
Prêt à bondir sur moi, tel un clou sur un pneu…

Mon voisin, bien pensant, me lorgnait de travers
Et son œil-thermomètre appréhendait ma fièvre.
Les plus fourbes buvaient, mais à travers leurs verres
Ils autopsiaient mon âme en humectant leurs lèvres.
Même le porc, pour moi, s’était mis de travers…
La terrine écoutait, d’une oreille de lièvre…

Drapées dans des atours fraîchement rempaillés
Qu’on auraient pu confondre avec des serpillières
Quelques harpies guettaient, par-dessus leurs colliers,
De vagues amoureux qui leurs offraient des bières ;
Et sous les grincements de leurs vieux râteliers
On entendait siffler leurs propos de vipères…

Mon voisin ventriloque alignait des harengs
Sur un plat, leurs faisant chanter la Marseillaise ;
Aussitôt quatre homards se mettaient sur un rang,
Saluant, au garde-à-vous, un bol de mayonnaise.
Qu'il était fier, le ventriloque et ses harengs !...
Autant qu’une escalope avec sa milanaise…

Le pied est revenu, tout empesté de vase.
La main l’a invité à venir barboter :
« Tu pues ! » lui disait-elle, arrogante et narquoise ;
« Viens dans mon bol pour te refaire une beauté ! ».
Et durant tout ce temps, parlant avec emphase
À quelque responsable de l’amirauté,

Un singe apprivoisé faisait des cabrioles
En urinant, parfois, sur le bord des assiettes…
C’était l’ami du commandant, cette bestiole ;
La sale bête... Antipathique et grassouillette…
Dehors, la nuit, piquée de milliers de lucioles,
Habillait l’océan d’un manteau de paillettes…

De sa table, éméché, le commandant de bord
Alignait son sextant sur le vol de lucioles,
Cherchant, dans ces lueurs, la direction du port ;
Il tenait l'instrument comme on vide une fiole,
À l'envers, en tanguant de bâbord à tribord
Au gré de ses visions imprégnées par l'alcool.

Indécis au regard de ces points qui bougeaient
Et faussaient ses calculs, il se leva de table ;
Plongea par un hublot ; et se mit à nager
Dans le froid dessoûlant, vers les Îles du Diable,
Hurlant : « En avant toutes ! »… Et ses cris enragés
S'accompagnaient de grands jurons inqualifiables.

… Durant ce temps, dans un orchestre en rangs serrés,
Des musiciens lilliputiens en très grand nombre
Jouaient au ras du sol des valses éthérées,
Se faisant écraser, souvent, dans la pénombre,
Quand les danseurs sortaient soudain, pour s’aérer.
Les survivants continuaient dans les décombres...

Les serveurs, africains, semblaient imperturbables…
Ils étaient peints en blanc, pour ne pas faire ombrage
Aux invités bien nés, et rester repérables
Au plus fort de la nuit et sous les cieux d’orages.
Ils avaient à peu près la largeur d’une table ;
Leurs tailles avoisinaient celle d’un sarcophage ;

On disait qu’au pays, les jours d’énervement,
Ils pouvaient découper leurs chiens, sans préavis ;
Le nôtre avait mangé sa femme et ses enfants…
Beaucoup de gens, à bord, n’avaient pas très envie
D’aller mettre leurs nez dans ce passé récent
Et j’étais, pour ma part, plutôt de leurs avis…

L’orchestre au grand complet s’étant fait décimer,
Des taches de silence auréolaient le sol,
Et beaucoup s’y noyaient… Une veuve, arrimée
Aux souvenirs anciens, consultait sa boussole,
Cherchant dans son passé un amour tant aimé
Qu'il en avait masqué tout autre gaudriole…

Le repas s’achevait dans des vapeurs d’ennui :
Un chien avait mordu une vieille au garrot…
Mon voisin se goinfrait de papillons de nuit…
Une luciole, éteinte, heurta net un hublot…
Quant au singe, admettant que son maître avait fui,
Il barrait le navire en faisant son faraud…

Au dessert, on servit un gratin de sangsues
Cuisiné par le Chef avec beaucoup d’amour :
Leur chair avait été - à grands coups de massue –
Attendrie plusieurs mois avant d’aller au four…
Tandis que j’en goûtais... Soudain... Je m’aperçus
Que nous avions coulé depuis plus de dix jours !!...

Nous reposions au fond d’une fosse sans fin
Où l’on n’entendait plus qu’un silence aquatique…
Dans ce noir intégral les serveurs africains
Se déplaçaient au gré des courants atlantiques,
Indolents et sûrs d'eux, repeignant à la main,
Sur la coque éventrée, le nom du TITANIC.


© Christian Gros
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