en   MOT  dièse
petite  ANTHOLOGIE  de  poésie  et  de  musique  de  chambre

de Philippe MARTINEAU

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URANUS
( version néoclassique 100 vers )

« L’astre sombre et glacé qui pesait ainsi sur tous les points de mon être. »
            Marcel Aymé dans son roman « Uranus »



      C’est quand je ferme l’œil que je te vois de près,
      toi qui vogues sans lune au-delà de l’Espace.
      Pour tout autre que moi tu n'es qu'un point qui passe
4     et ton nom, Uranus, reste ton seul portrait.

      Ton champ de gravité métamorphose en grès
      tout rayon lumineux, même le plus fugace.
      Changer ainsi l’éclair le rend des plus tenaces
8     et l'agrège aussitôt à ta coque de craie.

      Ce qui attire en toi prend aussi dans ses rets
      et de l’âme et du songe et du vide, et j’en passe.
      Voilà pourquoi les rêves de ma nuit s’effacent,
12    ainsi que les pensées de mon jardin secret.

      Ton corps s'appesantit de ce qui disparaît
      et chacun de mes deuils décuple ta surface,
      car ce que tu enceins n'est autre que la masse
16    des âmes que je pleure et qui n'ont plus de traits.

      Même le ciel en haut, qu’il soit ou non abstrait,
      devra céder sa foudre à tes grandes Jorasses
      et ses gouttes de pluie à ta couche de glace.
20    Quant à ses autres dieux, ils serviront d’engrais.

      Et même celui qui s’immole sans regret
      et croit s’anéantir jusqu’à la moindre trace
      ne fera qu’augmenter le fond de tes crevasses
24    et la teneur en âme de ton minerai.

      Pourquoi t’appesantir de ce qui disparaît
      et chacun de mes deuils décuple-t-il ta face,
      tandis que d’autres pleurs épaississent la glace
28    à chaque tour que nécessite ton portrait ?

      Pourquoi t’appesantir de ce qui disparaît
      si tes tours infinis ne sont qu'autant d'impasses,
      et pourquoi engrosser ton obscure besace
32    si aucune naissance n’en ouvre la raie ?

      Bien sûr que ton silence est celui du secret
      et que pour le percer nul n'est assez sagace,
      mais bien que tu sois clos je sens déjà l'angoisse
36    de ceux que tu enceins et que revivre effraie.

      Bien sûr que le Néant est devenu concret
      depuis que tu en es l'indélébile trace,
      et bien qu’il ne soit rien, tant de ta coque y passe
40    qu’il fait crisser l’onde éternelle sous ta craie.

      Vaisseau fantôme ou bateau ivre, tu pourrais
      à toi seul empêcher la marée d’être basse,
      au lieu de mettre à sec les muses du Parnasse
44    au point que plus aucun esthète ne les trait.

      Et bien que cinglant à grands pas, tu apparais
      comme une voile en berne et qui fait du sur-place,
      comme si tu voulais que ce linceul enlace
48    et prenne pour époux les mâts de ma forêt.

      Mais quand se tend vers toi la cime du cyprès,
      quand te transforme en nid la ponte du rapace
      et qu'augmentent sur toi les ombres qui croassent,
52    quand la foudre te fend de l'ubac à l'adret

      et révèle ta soif à mon œil indiscret,
      quand la pluie te préfère et que quoi que je fasse
      mon terreau se dessèche et plus rien n'en dépasse,
56    quand tu freines déjà ce que j'ai de sang frais

      et que la lune aussi se retrouve à l'arrêt,
      quand à force de vivre ma veine se casse
      et contraint à l'exil ce que mon cœur ressasse,
60    quand l'unique horizon devient l'un de tes traits

      et qu'il ressemble trop au fil du couperet,
      quand l'azur impassible et armé de rapaces
      abandonne son bleu à ton tableau de chasse,
64    est-ce moi qui délire ou toi qui fais exprès ?

      Quant à tous les oiseaux que l'azur attirait,
      je les vois à présent se vautrer sur ta glace,
      et tu les rends si lourds et leurs ailes, si lasses
68    qu'ils perdent tout espoir de vaincre ton attrait.

      Je vois que l'albatros est gauche sous tes rets,
      d'autant que sans vertige il avance sans grâce
      et que son bec échoue à creuser ta cuirasse
72    pour en tirer le sens et l’esprit qu’il faudrait.

      Comment t'arracher celle que je préférais
      à tout, et qui dut me quitter pour toi hélas ?
      J'ai, depuis que son pas ne laisse plus de trace,
76    secoué vainement sa cendre et son portrait.

      Où retrouver l'ami dont la vie empirait
      et qui m'a demandé que je l'en délivrasse ?
      Qu'as-tu fait de son âme, alors que sa carcasse
80    incinérée pèse ici-bas dans un coffret ?

      Qu'as-tu fait de tous ceux qui sont partis après
      et dont on cherche en vain l'immatérielle masse ?
      Mais j'ai beau t'implorer du haut de mes échasses
84    ta course se poursuit sans halte ni arrêt.

      Le lac et les roseaux désertent le marais
      et la seule ombre au sol est celle d'un rapace,
      avant que lui aussi ne me quitte et t'enlace
88    - comme l'ont déjà fait les saules qui pleuraient.

      Je vois que tout autour le Monde disparaît
      et que je reste seul au milieu de la place :
      toi qui n'existes pas hors de ta carapace,
92    tu as su me ravir tout ce que j'adorais.

      Est-ce à mon tour déjà ? Dois-je me tenir prêt
      au milieu de ta ronde éternelle et vorace ?
      C’est quand je ferme l’œil que ton orbite est basse
96    et que ton corps gravite de plus en plus près.

      Ô que ce rêve éclate avant qu’il ne soit vrai,
      avant qu'il ne me montre une autre de tes faces !
      Mais voyant qu’aucun pleur à présent ne t’efface,
100   puisse l'œil imprudent dormir encore après !





par Gilles-Claude THÉRIAULT (révision 2013) :

par l'auteur (révision 2018) :
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