Témoignage de Jean-Claude DOMENECH, rédigé en mars 2008 :
26 MARS 1962,
RUE D’ISLY À ALGER : J’Y ÉTAIS.
Ceci est la relation fidèle de ce que j’ai vu et entendu.
Ce matin–là, j’apprends qu’une manifestation pacifique est prévue en début
d’après midi à Alger avec, pour objectif : tâcher de libérer la population
de Bab el Oued assiégée et meurtrie par la féroce répression de ceux qui ne
nous aiment pas.
Des amis très chers habitent ce quartier : je décide donc de m’y rendre dans
l’espoir de contribuer à desserrer ce blocus inhumain.
J’emprunte un cyclomoteur à un camarade du village, Saint Ferdinand, et file
vers Alger à 24 kilomètres de là.
Premier tableau : le barrage des paras, rue Michelet
Je trouve à stationner, place de l’Agha et me rends à pied rue Michelet, là
où les premiers manifestants se rassemblent, à vingt mètres au-delà d’un
barrage de parachutistes « bérets rouges ».
Ils sont une trentaine de paras, l’effectif d’une section de combat, et un
capitaine est à leur tête. Ils ont barré la rue et les trottoirs en
installant, en travers et à « touche - pare-chocs », deux GMC et deux jeeps.
A cet endroit, côté « manif », ce sont les anciens combattants qui se
rassemblent pour former la tête du cortège : ils déploient leurs drapeaux et
disposent leurs décorations bien apparentes et quelques uns arborent aussi
les couvre-chefs chamarrés des régiments dans lesquels ils ont servi pour la
défense de la Patrie.
A l’heure dite, la foule s’ébranle vers la Grande Poste ; les paras, au
coude à coude, font bloc en avant de leurs véhicules ; le capitaine s’avance
vers nous agitant les bras pour réclamer le silence : « J’ai l’ordre de vous
empêcher de passer ! »
Quelques secondes s’écoulent et c’est alors qu’un ancien combattant s’avance
seul vers l’officier para ; il porte son vieil uniforme, c’est un colonel,
sa poitrine est constellée de dizaines de décorations, son visage est orné
d’une barbe formidable, il se déplace à l’aide de béquilles : il a été
amputé d’une jambe après avoir été blessé sur quelque champ de bataille.
Le capitaine salue son ancien, porteur de la Légion d’Honneur et ce dernier,
campé à un mètre, répond à son salut et s’adresse à lui d’une voix forte :
« C’est toi qui vas m’empêcher de passer, mon petit ? »
L’officier para est pétrifié, décontenancé par ces paroles et l’attitude à
la fois digne et intrépide de son ancien ; au bout de quelques secondes
d’extrême tension, submergé par l’émotion, ce baroudeur éclate en sanglots :
il se tourne vers ses hommes, leur fait signe de s’écarter et il se retire
lui-même, l’air navré et comme terrassé par le destin : je me souviens avoir
eu de la peine pour lui.
Le chemin est libre : ce premier obstacle franchi, drapeaux en tête, nous
reprenons notre marche en avant.
Deuxième tableau : le Plateau des Glières, un deuxième barrage, le
contournement, le regroupement.
Je me trouve juste derrière les deux à trois rangées d’anciens combattants
qui, sur toute la largeur de la rue, constituent le front de la manif.
Arrivés au milieu du Plateau des Glières, à la hauteur de la statue de
Jeanne d’Arc, nouvel arrêt ; je me faufile vers l’avant pour mieux voir ce
qui se passe : une troupe espacée nous barre de nouveau le passage vers la
rue d’Isly. Nous saurons après coup qu’ils appartenaient à un régiment de
tirailleurs. Ils sont en tenues de combat un peu défraîchies, ils arrivent
du terrain, du bled ; ils sont disposés à quelque distance les uns des
autres, ils tremblent de peur, ils nous menacent individuellement de leurs
armes braquées vers nous. Leur chef, un lieutenant, passe, affolé, de l’un à
l’autre leur intimant : « Baissez vos armes !» mais sitôt l’officier passé,
ils les pointent à nouveau dans notre direction.
A leurs yeux fous, je prends conscience qu’ils peuvent déclencher le feu là,
tout de suite. J’ai peur de la panique qui se lit avec évidence dans leur
attitude.
Je perçois un mouvement sur ma gauche : d’instinct, je suis et m’engage à
travers les jardins pour contourner l’immeuble de la Dépêche Quotidienne qui
marque, avec la Grande Poste en face, le début de la rue d’Isly.
Entre temps, sans que je sache comment, les soldats qui barraient la route
ont dû s’écarter car revoilà les anciens combattants qui s’avancent
résolument dans cette grande artère entraînant la foule derrière eux.
Je me replace comme auparavant tandis que le cortège poursuit sa progression
vers la place Bugeaud.
L’atmosphère est plus détendue, il fait beau, la foule présente est
bon–enfant, bien que déterminée.
Devant, les anciens marchent d’un bon pas et, passée la place Bugeaud, la
manif a tendance à s’étirer un peu : il y a des femmes, des enfants et des
gens d’un certain âge qui sont là et qui n’ont pas forcément l’habitude du
pas de route imprimé par les vaillants anciens combattants !
Arrivés au bout de la rue d’Isly, à la hauteur du virage qui amorce la rue
Dumont d’Urville, la direction de la manifestation décide de marquer le pas
pour permettre un regroupement plus homogène du cortège.
Troisième tableau : je grimpe sur un arbre au bout de la rue d’Isly pour
rendre compte de l’étendue de la manifestation.
Puisque nous sommes à l’arrêt, je me propose de renseigner les chefs, parmi
les anciens combattants, sur l’étendue de la manif et le nombre des
participants : j’avise un arbre, un ficus, parmi ceux qui jalonnent le
trottoir sur toute la longueur de la rue et, agile et svelte, j’y grimpe
sans difficulté. Cet arbre est sur le côté gauche de la rue dans le sens de
notre progression.
Je me redresse sur la fourche constituée par les branches maîtresses pour
juger de l’efficacité de mon champ de vision : il s’étend sensiblement
jusqu’au deux tiers de la rue, c'est-à-dire que je vois bien au-delà de la
place Bugeaud, précédemment dépassée, mais pas tout à fait jusqu’à la Grande
Poste dont je n’aperçois que le haut de la construction et les toits de
style mauresque : ce sont les frondaisons des ficus qui, par effet de
perspective, empêchent mon regard de porter jusque là.
La foule étirée le long de la rue continue d’avancer paisiblement. Je me
félicite qu’il y ait tant de gens, plusieurs milliers, peut-être environ dix
mille ?
Voilà un hélicoptère Sikorski qui s’approche et survole lentement d’abord le
Plateau des Glières. Puis il infléchit sa trajectoire et parvient au dessus
de la Grande Poste et là, il effectue un brusque virage à quatre vingt dix
degrés comme pour aller au-dessus de la manif.
Malgré la distance, je perçois nettement le claquement sec des pales de
l’hélico au moment où il effectue ce virage.
C’est alors qu’un film d’images terribles se déroule sous mes yeux et j’ai
de la peine à en saisir toute la gravité dans l’instant : je vois en même
temps les impacts de tirs d’armes automatiques lourdes, fusils-mitrailleurs
ou mitrailleuses, qui fracassent, à hauteur des étages supérieurs, les
vitres et les volets des immeubles au-delà de la place Bugeaud : je vois
gicler les débris de verre et de bois et la poussière des murs criblés. Je
pense : « Les salauds, ils tirent depuis le G.G. » ; je vois aussi des
centaines de gens qui fuient en courant dans la rue depuis la Grande Poste :
beaucoup tombent et ne se relèvent pas ; je me dis : « ils font les morts
car on leur tire dessus par derrière.»
En quelques instants, la moitié de la rue s’est vidée jusqu’à la place
Bugeaud.
Je dégringole alors de mon arbre - observatoire et cours vers les Anciens
Combattants ; je leur dis : « On nous tire dessus depuis le G.G. et depuis
la Grande Poste : la moitié des gens se sont enfuis !» A ce moment – là je
ne peux imaginer qu’il y ait des dizaines de morts et de blessés.
Les chefs se concertent rapidement et prennent la décision de poursuivre la
progression vers Bab el Oued.
Quatrième tableau : l’épisode de la rue Dumont D’Urville : les gendarmes
mobiles, l’adjudant chef, l’hélico, les ANP, les gaz.
Lorsque nous arrivons à la hauteur de la rue où, sur la droite, il n’y a
plus d’immeuble, mais une placette triangulaire ombragée et bordée par une
rambarde en fer forgé, nous voyons accourir, dans la rue en contrebas, un
peloton de gendarmes mobiles en disposition de combat : ils ont dû être
avisés de la fusillade et progressent courbés en avant comme si nous allions
leur tirer dessus alors que nous n’avons aucune arme !
Arrivés à l’extrémité de la rue ils reviennent vers nous, se rendent compte
que nous ne présentons pas de danger pour eux et se déploient en travers de
la chaussée pour nous barrer le passage.
Nous voilà bloqués, immobilisés, dans une espèce de corps à corps.
J’avise leur chef, qui se trouve quasiment en vis-à-vis et je l’interpelle
en ces termes :
« Mon adjudant-chef, vous rendez-vous compte du sale boulot que l’on vous
fait faire ici ? Vous voyez tous ces anciens avec leurs drapeaux et leurs
décorations : c’est pour vous sauver, en France, qu’ils ont été décorés,
blessés, mutilés, et maintenant vous voudriez les empêcher de passer pour
aller délivrer Bab el Oued où sont nos parents et nos amis ?»
Il commence par ne pas broncher, fait mine de rien puis se jette brusquement
vers moi, bousculant les anciens, me saisit aux épaules par mon vêtement et
me tire vers lui en arrière : je me retrouve à l’horizontale sur les épaules
des anciens combattants ; heureusement ceux qui se trouvent derrière moi
m’attrapent aux jambes et me ramènent promptement en arrière !
Là-dessus, nous voyons approcher le Sikorski déjà cité qui vient tournoyer
au-dessus de nous et nous distinguons nettement un de ses occupants qui
largue des grenades dans notre direction : il vise mal car les premières
tombent du côté des gendarmes et cela nous fait d’abord sourire car nous les
voyons tout d’un coup s’emparer frénétiquement de leurs ANP (masques à gaz).
Nous pensons : « On voit bien qu’ils viennent de débarquer : ils n’ont pas
encore l’habitude des lacrymogènes ! »
Erreur ! Lorsque les premières émanations gazeuses nous atteignent, nous ne
pleurons pas, nous suffoquons : ils nous ont lancé des grenades asphyxiantes
; nous essayons de happer l’air comme des poissons sortis de l’eau ;
d’instinct, en un tournemain, nous nous engageons dans les portes des
immeubles les plus proches et nous grimpons les escaliers aussi vite que
possible pour retrouver enfin de l’air respirable.
Nous restons là une dizaine de minutes à reprendre notre souffle et nos
esprits avant de redescendre dans la rue désertée.
Cinquième tableau : le retour sur nos pas, les flaques de sang, le
lieutenant para cameraman, le Père Blanc, le retour à l’Agha puis vers le
village.
Les anciens se concertent ; le cœur n’y est plus : ces quelques grenades
d’un genre inusité nous ont tous affaiblis physiquement et moralement : ils
décident de revenir sur nos pas sans idée de manœuvre et de nous disperser.
Pendant cette marche en retraite désabusée fusent les interrogations de
toutes sortes sur la sauvagerie de nos adversaires face à des civils
désarmés et sur qui l’on tire ou balance des grenades asphyxiantes.
Arrivés à mi-chemin entre la place Bugeaud et la Grande Poste nous
découvrons les premières flaques de sang de nos malheureux compatriotes
blessés ou assassinés. Environ une demi-heure s’est écoulée depuis que j’ai
assisté de loin au début de la fusillade et les ambulances ou les pompiers
ont déjà évacué toutes les victimes. Mais les flaques de sang sont là,
stigmates innombrables et tellement pitoyables. Nous entendons encore des
rafales sporadiques de FM 24/29 : « doum, doum, doum … doum, doum, doum … »
; ça tire, me semble-t-il, depuis le G.G. mais dans quelle direction,
mystère ?
Au pied de l’immeuble de la Dépêche Quotidienne un lieutenant « béret rouge
» accompagné de son aide, para lui aussi, est là, caméra sur l’épaule : il
est traumatisé ; il sanglote d’émotion horrifiée, il nous dit : « J’étais
là, j’ai tout vu, j’ai tout filmé, ces bobines, je les préserverai, « ils »
ne pourront pas les détruire ou les camoufler, faites-moi confiance ! ».
Voilà un Père Blanc, habit et cape blancs, chéchia rouge et barbe de
conséquence, qui s’apprête à traverser le Plateau des Glières alors que le
FM égrène encore quelques rafales : nous sommes trois ou quatre à vouloir le
retenir mais il se dégage, s’élance résolument en nous lançant : « Vous
savez, avec l’aide de Dieu, je n’ai pas peur de la mort ! » Nous le
regardons s’éloigner avec la crainte de voir sa silhouette hardie s’écrouler
après un tir assassin mais, heureusement, rien de la sorte ne se produit et
il n’y aura plus de tirs après son passage.
Nous sommes abasourdis, comme assommés, hébétés par tout ce que nous venons
de vivre et, au bout d’un court moment, je décide de regagner ma place de
stationnement et de reprendre le chemin du retour vers le village.
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