en   MOT  dièse
petite  ANTHOLOGIE  de  poésie  et  de  musique  de  chambre

de Paule DOMENECH

Vidéo en bas de page - Cliquer ici en cas de problème de visionnage de nos vidéos

Le dernier rêve de l'homme

J’ai retrouvé ma rue. Trois jolies filles y habitaient quand j’étais jeune. Agitant un cornet de souvenirs, je fais rouler trois regrets. Comme j’aimerais les revoir, même vieillies, longeant le mur d’en face d’une allure d’animal domestique, jetant vers mon jardin leur regard d’animal sauvage en quête de proies consentantes ! Mais ma rue semble être la seule déserte, qu’a-t-elle fait pour être ainsi déshéritée par la ville ?

Dans une nuit rétrécie sur sa rancune, j’avance difficilement, chaque grille s’accrochant à mes mains et me tirant à elle de mètre en mètre. Brutalement se dresse une large place aspergée de soleil, hérissée de tentes.

Un dromadaire bariolé me tend une lippe joyeuse, une foule se presse charmante inconnue, un moulin d’enfant tourne à toute vitesse sans enfant et sans vent. Un reptile triangulaire monte au son d’une flûte inaudible. Dromadaire ? Charmeur de serpents ? Je me suis trompé de route, je me suis trompé de rêve.

A la seconde où résigné je hausse les épaules, je glisse sur un détritus. Une femme et un garçonnet me relèvent et, insouciants, me passent les paquets dont leurs bras sont chargés. Je leur réponds n’importe quoi semblant les satisfaire.

Lorsque nous regardons autour de nous, il est tard : l’obscurité est revenue, la foule affiche toutes les expressions de la catastrophe. Notre première réaction est interrogation, la seconde exclamation, la troisième une fuite de points à laquelle se suspend notre vie. Les paquets sont laissés sur place, dérisoires possessions de possesseurs ne se possédant plus.

Très vite un bois maigrelet et une maison que nous ouvrent trois femmes. La porte claque sur nos souffles hors de nous. En grondant un volet descend sa « côte » de mailles. – Les vitres sont à l’abri des balles mais personne ne viendra vous chercher ici.

Prévoyantes et défensives hôtesses ! Le danger a disparu, semble n’avoir existé que dans la réalité.

- Pouvons-nous rester ? demande ma compagne.
- Vous et l’enfant, acquiescent gravement les femmes.
Ils se retournent gracieusement vers moi : « Vous, devez repartir ».
- Mais je ne ferai pas un pas sauf.
Elles me sourient et je les vois tout à fait comme elles étaient dans ma jeunesse : trois jolies filles mi-domestiques mi-sauvages.
- Ici n’est pas votre place.
- Mais je n’arriverai jamais jusqu’à ma rue, elle ne veut pas mourir.

Ce dernier mot prononcé, la première femme l’attrape avec habileté, la seconde le caresse comme d’un oiseau, la troisième ouvrant la porte le lance dehors. Tête baissée, je le suis : je sais qu’il me conduira où il faut.



in « De Lune et d'Or » - 1997

par Philippe LEJOUR (bio) :
Accueil | Poésie | Fables et farces | La Fontaine parodié | Aphorismes | Musique de chambre | Spectacles | Contact et liens