en   MOT  dièse
petite  ANTHOLOGIE  de  poésie  et  de  musique  de  chambre

de Philippe HEURTON :

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Aux passants de la rue d'Isly1



Passants,
ne passez pas par la rue d’Isly,
car on y convaincrait votre sang
de cosigner les accords d’Évian.

Car on a donné des ordres tels
que les tirailleurs en faction
n’aient de français que l’uniforme.

Des ordres tels
qu’ils n’ont pu tomber que de très haut,
comme tombe à présent sur le pavé de la rue d’Isly
tout ce qui y passe, à portée de tir ou de crosse ;
et qu’importe au fusil mitrailleur
que vous soyez adultes ou gosses,
car seul l’émeut de compter les victimes,
les premières du grand lessivage de printemps2...

Victimes ?
coupables surtout.
Victimes, car coupables,
coupables aux yeux du prince,
puisque aucune de ses ombres,
aucune !
ne viendra compatir auprès des éplorés,
s’incliner au bord de votre fosse commune,
aucune...
Et d’autant plus coupables
que tant d’entre vous aviez
– et sans passer par Londres –
repris Rome au Reich,
et verser votre sang jusqu’aux Rhin et Danube3 ;
alors que lui, le prince,
était resté au fond de son képi et de son porte-voix,
laissant le devancer la division Leclerc
– comme pour en mieux s’annexer les traces.

Ce prince, dont les plus hauts faits d’arme
n’ont guère été que d’avoir coffré un maréchal4
et vaincu l’Algérie française.
Votre Algérie justement,
ce foutu bled qui n’est qu’obstacle
à une certaine idée5 qu’il se fait de la France
et au noble destin qu’il entend partager avec elle.
Mais que pourrait-il, ce prince,
sans la cour qui le porte ?
et qui vous grime tous en essoreurs de burnous, tous !
(quitte à vous le marquer au fer rouge en cas d’objection)
et qui vous bâillonne avec des muselières,
car quand on veut tuer son frère on dit que c’est un chien.

Et à ceux qui plus tard
n’auront de cesse que d’apposer rue d’Isly
une plaque en mémoire de vous,
– ne serait-ce que pour panser quelques plaies aux façades –
on répondra sans s’arrêter
qu’il n’existe guère à Alger de rue à ce nom6.
Et que mieux vaut apposer votre plaque à Paris,
en plein cœur de la place... Charles-de-Gaulle,
au flanc de l’Arc de Triomphe :
ne serait-ce que pour y clore en beauté la liste des victoires,
puisque la rue d’Isly fut le lieu de la plus méritoire...7



1.      Rue d'Alger où éclata ce qu'on appelle « La fusillade de la rue d’Isly ».
C'est dans cette rue que, le 26 mars 1962, une unité de l’armée française
massacre à l’arme automatique une foule nombreuse qui manifestait
– sans armes –   composée essentiellement de pieds-noirs mais aussi
de juifs et de berbères favorables au maintien de la république française
en Algérie. Plus de 50 personnes – toutes civiles – ne se relèveront pas,
dont des femmes et des enfants.

      L’enquête officielle prétendra que l’armée n’avait fait que riposter à un tir
provenant d’un toit. Mais le tir de l’armée s’en est pris à la foule massée dans
la rue   –   et c’est seulement faute de munitions que le crépitement d’un
fusil-mitrailleur cessera au bout de 10 longues minutes.

      Des témoignages, qu’ils soient le fait de manifestants, d’habitants ou de
journalistes,   affirmeront en revanche que le premier tir fut celui de ce
fusil-mitrailleur.

      Toujours est-il que le pouvoir présidé par le général De Gaulle et qui
venait de conclure les accords d’Evian ne daignera même pas envoyer ses
condoléances aux familles des victimes ni se rendre au chevet des blessés,
ce qui fera peser sur lui le soupçon d’avoir sciemment organisé ce massacre,
soupçon largement partagé au sein des rapatriés d’Algérie, et accrédité depuis
par des travaux d’historiens [« Un crime sans assasins » de Francine DESSAIGNE
et Marie-Jeanne REY, aux éditions CONFRERIE-CASTILLE - 1994] s’appuyant
sur l’étude des archives militaires de l’époque − et en particulier d’une directive
dite 62 − émise par le corps d’armée d’Alger et qui permit explicitement que
l’encadrement de la manifestation fût, non pas assuré par une troupe de maintien
de l’ordre, mais au contraire par une troupe de tirailleurs, qui de surcroît comportait
d’anciens rebelles ralliés de fraîche date.   Et comme on dit dans ces cas-là :
« on aurait voulu provoquer le drame qu’on ne s’y serait pas pris autrement… ».

      Cette interprétation des faits semble par ailleurs confirmée par l'essai de
Jean Mauriac : L'Après De Gaulle ; Notes Confidentielles, 1969-1989, dans
lequel il rapporte page 41 les rancoeurs de Christian Fouchet, haut-commissaire
de l'Algérie française, le 28 Octobre 1969 : « J'en ai voulu au général de m'avoir
limogé au lendemain de mai 1968. C'était une faute politique. Il m'a reproché
de ne pas avoir maintenu l'ordre : "Vous n'avez pas osé faire tirer. J'aurais osé
s'il l'avait fallu", lui ai-je répondu. "Souvenez-vous de l'Algérie, de la rue d'Isly.
Là, j'ai osé et je ne le regrette pas, parce qu'il fallait montrer que l'armée n'était
pas complice de la population algéroise." »

     C’est tout cela que l'auteur a voulu rendre dans ce poème dédié aux passants
de la rue d’Isly. La façon dont y est malmenée la statue du général De Gaulle
peut surprendre, mais ne fait que traduire le sentiment unanime des rapatriés
à son égard. Merci à Jean-Claude DOMENECH, d'avoir été l'interprète de ce texte
dont il est  − au moins en partie −  l’inspirateur puisqu’il fut témoin oculaire de ce
drame [ lire son témoignage ], le 26 mars 62.

2.      Allusion aux milliers de civils d’origine européenne qui seront massacrés
par la suite (à Oran en particulier, le 5 juillet 1962) ; ce qui provoquera l’exode
massif de cette population, réalisant ainsi l’épuration ethnique de l’Algérie
indépendante.

3.      Allusion à l’Armée d’Afrique, composée essentiellement de Français
d’Algérie, qui contribua à la reconquête alliée par le front sud.

4.      Maréchal Pétain, incarcéré à vie en vertu d’un procès politique engagé
par Charles De Gaulle.

5.      « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment
me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine
naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux
fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle.
J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés
ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant,
ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable
aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de
mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier
rang : que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments
de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays tel qu'il est,
parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et
se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans grandeur. »
Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1, Plon, 1954e

6.      La rue d’Isly a été rebaptisée rue Larbi Ben M'Hidi.

7.      Variante de ce dernier vers : « puisque la rue d’Isly fut le lieu de la dernière
en date... »




par Jean-Claude DOMENECH (bio) :
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